Encore une fois, le secteur des phosphates, fleuron de l’industrie tunisienne, est au cœur de l’actualité brûlante d’une Tunisie évoluant sur un terrain mouvant. Dans ce sens, le ministère public près le pôle judiciaire économique et financier a récemment émis une interdiction de voyage à l’encontre de douze personnes soupçonnées de corruption administrative et financière dans des marchés d’extraction et de transfert des phosphates, selon le porte-parole de la juridiction, Mohsen Daly.
Commentant la décision du parquet, l’observatoire Raqaba a salué, dans un communiqué rendu public, mardi 10 août, le rôle joué par le Pôle judiciaire et la brigade centrale de la Garde nationale, dans l’enquête diligentée contre lesdits intéressés, suspectés de malversations dans l’extraction et le transport de 600 tonnes de phosphate en provenance d’une mine sise à Meknassi, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid. Ce dossier fait partie des quatre grosses affaires sur lesquelles enquête l’observatoire, d’après la même source.
Force est de constater que l’observatoire Raqaba s’est employé, ces derniers temps, à suivre les évolutions et autres tractations entachant un secteur vital de l’économie nationale, en relevant au passage une cascade de dysfonctionnements. «Les syndicats ont, à maintes reprises, violé la loi en défendant les intérêts des entreprises de manutention. Le transport du phosphate par camion se faisait de manière à susciter des doutes majeurs. Il semblerait que des dividendes soient récoltés en échange de services rendus. En a résulté une perte sèche causée par l’interruption du transport du phosphate, par les trains de la Société nationale des chemins de fer tunisiens (Sncft)», dénonce une source de l’observatoire dans différentes déclarations données à la presse nationale.
Des chiffres révélateurs
Durant les dix dernières années, les recrutements défiaient toute logique, les coups bas et les malversations en tous genres, ont précipité la chute d’un secteur jadis prospère. Les phosphates employaient jusqu’avant 2011, 9.000 employés, enregistrant une production de 8,3 millions de tonnes, qui représentaient 4% du Produit intérieur brut (PIB) et 10% des exportations du pays. La Tunisie était alors placée au 5e rang mondial des producteurs de phosphate. Depuis fin 2010, commence la saison des vaches maigres.
Et dix ans plus tard, le secteur emploie 30.000 personnes, pour une production moyenne de 3 millions de tonnes. Sa contribution au PIB n’est plus que de 2%. La Tunisie recule à la 12e place mondiale, selon des statistiques officielles. Une chute vertigineuse. Ces chiffrent illustrent à eux seuls la marche à reculons entamée par la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), âgée de plus d’un siècle.
Mal dirigée et gangrénée par la corruption, à défaut d’être une bénédiction pour la région et le pays, la CPG est donc devenue une malédiction. Les conflits et les guéguerres entre clans et intérêts divergents ont terni un fleuron du tissu industriel national qui cherchait, malgré tout, à renaître de ses cendres.
Clientélisme et citoyenneté moderne : incompatibles
La situation de la CPG depuis bientôt plus d’une décennie renvoie à un phénomène endémique marquant plusieurs sociétés, notamment et surtout celles du monde arabe, y compris la nôtre. Se référant à une lecture khaldunienne (en rapport avec le sociologue Ibn Khaldun), le célèbre géopoliticien Yves Schemeil rattache ce même phénomène endémique qu’est la corruption à un patronage, dont les codes ont évolué avec le temps, pour être sans cesse brouillés. Dans cette optique, il fait remarquer que «les liens avec la parenté, la protection, l’intermédiation, le leadership et l’honneur» cèdent souvent aux clanisme et clientélisme, balisant le terrain devant bien des dérives.
La faiblesse de la classe ouvrière et de la société civile ainsi que la primauté du politique y sont, de surcroît, pour beaucoup. Par-delà la question des phosphates de Gafsa, il y a, in fine, un phénomène endémique qui gangrène notre société : la corruption. Pour élargir notre champ de vision, il faut reconnaître que ce travers est l’aboutissement logique d’un individualisme allant crescendo en Tunisie.
D’où la nécessité d’un grand travail d’éducation civique à engager par les différents acteurs de la République pour apprendre au citoyen, une fois sur les bancs du savoir et, plus tard dans les allées du pouvoir, à imaginer les conséquences de ses actes sur la collectivité, sur le vivre-ensemble, sur la marche de la République.